Le repentir de Bosc

- 12 novembre 2014 - Jean-Charles Andrieu de Levis
Jusqu’au 1er Mars, vous pourrez découvrir au musée Tomi Ungerer – Centre international de l’Illustration, une exposition consacrée au génie d’un des plus grands dessinateurs d’humour : Bosc. Ayant sévit dans les années 1950-1970, Jean-Maurice Bosc a laissé derrière lui une œuvre qui a profondément marqué un grand nombre de dessinateurs humoristiques au même titre que ses contemporains et amis Chaval et Sempé. Avec environ 250 dessins originaux, le musée Tomi Ungerer propose une rétrospective très riche organisée en 4 thèmes récurrents et structurant une productivité débordante, esquissant ainsi, derrière la livraison de dessins pour les périodiques, la construction d’une œuvre dont la cohérence en propose autant de pistes de lecture.
La technique de dessin peu orthodoxe qu’il a développée offrait à son trait un caractère inimitable : au lieu de déposer la plume sur le papier et la faire glisser sur la surface, Bosc écrasait sa plume sur un papier très épais. Se confrontant avec le grain du papier qui fait jouer la partie externe de la plume, celle qui n’est pas écrasée, qui oscille selon les anfractuosités de la feuille, il préserve un trait plus net avec la partie interne de la plume. Une certaine tension se crée ainsi entre les pleins et déliés dont la logique échappe au lecteur et la rigueur d’un trait dynamique et précis. De cette tension naît cette impression de fragilité ancrée au cœur de l’homme. Bosc cultive un humour noir, dont le cynisme devient presque oppressant si le regardeur connaît la fin du dessinateur, qui décida de mettre fin à ses jours à seulement 49 ans. Son regard sur le couple, l’armée, l’art, est souvent baigné d’absurde et de désespoir mais ce qui touche, au fond, c’est la douceur de la bêtise humaine que le dessinateur dépeint.
Mais loin de moi l’ambition d’aller plus loin dans l’œuvre de Bosc. J’ai une admiration trop profonde pour ce génie pour ne pas tomber dans la flagornerie ennuyeuse. En admirateur chevronné du dessinateur, je connaissais déjà très bien son œuvre imprimée quand je me suis rendu au musée. J’ai plus envie de vous faire partager ce qui rend cette exposition unique, ce qui a ravivé chez moi la flamme pour ce dessinateur et qu’aucun livre n’aurait véritablement su faire.

Bosc2
Bosc, sans titre, encre de Chine au pinceau sur papier, 27,2 x 19,3 cm, Minute n°77, p. 19, 20 septembre 1963. © Ayants-droits Famille Bosc
Deux détails marquent d’emblée le visiteur, et ce dès le premier dessin : l’épaisseur du papier et son fort grain (qui permet ainsi de mieux comprendre sa technique de dessin) et les morceaux de feuilles coupés, recollés, les coups de blancs que seuls les originaux permettent de restituer. En dévoilant ainsi les planches dans leur état brut, couvertes de repentirs, c’est un peu l’âme de l’auteur qui transparaît. Nous découvrons alors un dessinateur très exigeant, parfois à l’extrême, fébrile, peu sûr de lui, tâtonnant, hésitant sur son trait mais n’hésitant pas à le masquer, le recouvrir de blanc ou de papier, et le recommencer. Sur certaines planches, nous pouvons bien discerner l’esquisse que le dessinateur a reprise : le dessin qui satisfera finalement Bosc ne diffère que peu par rapport à celui repris. Nous découvrons alors le labeur que peut parfois représenter un dessin pour un auteur rigoureux. Sans doute, ce sont ces petites différences qui font la sensibilité de son trait. Dans un dessin minimal comme le sien, tout se joue sur la composition et le trait qui vibre avec plus ou moins de force. C’est pourquoi chaque trait compte dans l’appréhension du gag et de l’humanité qu’elle contient. Nous ne sommes pas uniquement dans la recherche du gag, du bon mot (comme le chat de Geluck par exemple), mais aussi dans l’élaboration d’un travail artistique exigeant.

Bosc3
Bosc, "à quoi penses-tu?...", encre de Chine à la plume sur papier collé sur support carton, 32,5 x 26 cm, Ich liebe dich, Zurich, Diogenes Verlag , 1969, p.42. © Ayants-droits Famille Bosc 
De plus, si certaines parties de dessins sont des parcelles de papier collées sur l’original, nous ne savons pas combien de versions différentes Bosc a dessinées afin d’en choisir une : si nous n’en voyons qu’une, il est tout à fait possible qu’elle soit un premier jet comme un cinquantième. Cette nécessité de trouver Le bon trait, La bonne composition quitte à recommencer sans cesse le dessin est peut-être la marque des grands dessinateurs. Ainsi, dans MétaMaus Spiegelman explique-t-il croquis à l’appui, il a redessiné une case (pourtant anodine) une trentaine de fois, la redessinant même pour la deuxième impression du livre. Cette exposition nous permet de découvrir cette part de Bosc qui semble pourtant centrale dans son travail. Nous passons de l’appréhension d’un dessin qui semblait spontané et facile tant il vibre de sensibilité et de fraîcheur, et nous nous confrontons au labeur par lequel l’auteur est passé pour arriver à cette même impression. Le plus bel exemple de ce labeur, en parfaite adéquation avec la planche qu’il dessine et qui devient comme un véritable reflet de son travail est cette planche de bande dessinée dans laquelle une femme demande à son mari à quoi il pense. Ce dernier entre dans un conflit intérieur, recherchant la meilleure réponse, pour finir dans la dernière case par déclarer à sa femme, triomphant, « Mais à toi mon amour ». Dans cette planche, le premier strip tient en entier mais est collé à du papier qui vient compléter la première bulle. Puis, toutes les autres cases (six en tout) ont été redessinées puis collées. Cet intense et long moment d’hésitation, de fragilité, de fébrilité s’est ainsi répandu dans le geste créateur (ou est-ce l’inverse ?). Comme l’homme cherche ses mots et mettra six cases à les trouver et les prononcer comme s’ils étaient limpides et spontanés, Bosc recommencera ses dessins, jusqu’à trouver le bon, Le dessin. Cette planche entièrement raccommodée est sans aucun doute celle qui m’a le plus touché.
Bosc1
Bosc, sans titre, encre de Chine à la plume sur papier, 24 x 32 cm, Haute Société,1er juin 1960. © Ayants-droits Famille Bosc  
Sur d’autres dessins, nous découvrons des hésitations de composition plus importantes : sur une même idée de gag, l’organisation du dessin va radicalement ou sensiblement (c’est-à-dire fondamentalement) changer son sens, particulièrement chez des dessinateurs comme Bosc qui travaillent sur un certain minimalisme pour une efficacité de compréhension. Ainsi, dans ce dessin, nous pouvons discerner des immeubles tracés au crayon à gauche de l’image puis gommés. Si leur absence crée peut être un déséquilibre dans l’image, la faisant légèrement « tomber » sur la gauche, elle renforce aussi la ligne forte des arbres, à laquelle le quidam vient se pendre, s’élevant au-dessus de la masse. De plus, elle insiste sur l’idée d’un homme parmi les hommes qui s’extirpe de cette masse grouillante qui n’a que faire du drame qui est en train de se jouer : tout n'est qu’une question d’humanité et du rapport des hommes entre eux. Si Bosc avait laissé les immeubles, la question de la ville, de l’aliénation des hommes face à la métropole allait entrer en jeu, et il aurait alors flirté avec les préoccupations de Sempé. Ces traces d’effacement nous rappellent combien les dessins de Bosc sont anthropocentrés : c’est l’homme qui fascine Bosc, face à son désespoir, à l’absurdité de sa condition et de ses rapports aux autres.

Bosc4
Bosc, sans titre, s.d. Encre de Chine à la plume sur papier. © Ayants-droits Famille Bosc  
Ce qui nous fait véritablement rentrer dans l’intimité de la table de travail de l’auteur sont les remarques, réflexions ou idées de titres présents au crayon de papier sur la feuille. Souvent aux extrémités de la feuille, peu appuyés, comme un murmure de l’auteur sur son dessin. Sa remarque de l’inadéquation de l’image qu’il souhaitait incruster avec celle qu’il a finalement trouvée se mut en une sorte de confidence au lecteur futur de cette planche originale (un proche, une conquête féminine et finalement à nous, spectateur). Cet espace peut aussi se concevoir comme celui d’un journal intime, sa phrase comme une confession faîte à lui-même et couchée sur le papier afin d’être exorcisée. Cette confrontation avec ces traces intimes nous dévoile non plus l’artiste en prise avec la recherche du dessin dans sa forme la plus pure, mais face à la distance qui se crée entre l’idée originelle qui l’a habité et la forme plastique qu’elle revêt finalement.
À l’heure où l’introduction d’œuvres destinées à être imprimées (c’est-à-dire l’illustration et la bande dessinée) dans les galeries et les musées continue à faire débat et être vue d’un mauvais œil par les fervents défenseurs de « Beaux Arts », cette exposition replace au centre du débat la question fondamentale qui rassemble tout le monde : celle du dessin, de sa pureté, de sa quintessence quant à l’expression d’une idée, comme révélateur d’une sensibilité et d’un rapport au monde. Plus important encore, et qui saura témoigner de la nécessité d’exposer ce genre d’œuvres : elle rend à ces dessins l’aura, au sens que Walter Benjamin la définissait, que son impression avait gommée.

 Jean-Charles.