Rascal, qui signe parfois de son vrai nom Pascal
Nottet, a déjà tant écrit qu'on ne peut embrasser
tous ses albums d'une seule voix. Auteur singulier par l'inscription de l'enfance
dans son écriture, on ne saurait dire s'il touche davantage les enfants
que les adultes tant son texte est dense et pourtant si simple : dense de
références littéraires ou culturelles, d'émotions
et de rencontres mais d'une simplicité qu'on dit enfantine dans la
brièveté d'une narration efficace et d'une prose poétique
! De quelle enfance est-il question, la sienne, la nôtre, celle non
encore dénommée ainsi de ses jeunes lecteurs ou celle de la
littérature des contes, des légendes et des mythes ? Toutes
ses histoires concernent l'enfance comme fondement de la personne, comme le
signe qui rappelle un passé jamais accompli, toujours en mouvance dans
notre intervention sur le monde présent et à venir. On y touche
donc quelque chose d'essentiel qui fait mouche chez le lecteur.
De l'émotion avant toute chose
Lire un album de Rascal, c'est d'abord être affecté : l'émotion
interpelle le lecteur dont le regard s'embrume parfois, dont la gorge se serre
souvent. Cassandre, Les bigarreaux noirs ou pour ne citer que quelques exemples
emblématiques de cet Moun te mobilisation de l'affect font partie de
ces albums qu'on n'oublie plus : ils laissent des traces définitives
à l'instar de la vie
de leurs personnages un moment marquée par un événement
bouleversant. Il suffit en effet d'un seul événement par récit
pour créer cette tension qui maintient le lecteur en attente d'un dénouement
vital dont l'enjeu est toujours décisif puisqu'une vie s'y joue. Ce
que Rascal choisit de narrer, c'est cet événement isolé
de toute autre anecdote, ce que le rend plus lisible, plus simple mais plus
bouleversant. Même s'il peut paraître banal, il est toujours lié
à la vie ou à la mort, à la vie qu'on donne, qu'on sauve
et qu'on accepte de perdre ; d'où le choix des trois albums cités
pour éclairer cette place de l'émotion dans la narration.
Pour la jeune héroïne de Cassandre , l'événement
est d'une banalité exemplaire : donner sa poupée chérie
à sa meilleure amie, mais le don est à couper le souffle, littéralement.
D'ailleurs elle essaie de s'arrêter de respirer pour voir comment ça
fait quand on est mort, mais elle ne tient que vingt secondes, " c'est
dur d'être mort tout le temps ". La générosité
est au cœur de l'histoire :
ne pas donner, c'est être mort. Aussi quand son amie Cassandre lui demande
la poupée nommée Martin qu'elle a eue pour Noël, c'est
sa vie qu'elle lui réclame et le sacrifice est à mûrir
: la petite fille qui a de longues conversations avec Martin ne détient
pas là une banale poupée comme celle de Cassandre qui "
ne sait dire que papa-maman et faire pipi ". Ce qui différencie
Cassandre de son amie, c'est qu'elle a tout : elle est belle, elle a les plus
belles robes et les plus beaux jouets mais elle ne sait qu'accumuler. Marie-Paule,
en revanche a peu de choses mais elle a créé un réel
lien d'amour avec son petit Martin : venu
tout seul, nu comme un ver, il possède aujourd'hui de beaux vêtements
; la poupée symbolise la relation d'amour qu'on sait ou non établir
avec autrui. La petite fille fait le don, et non pas l'échange, pas
de marché, de son petit
Martin à sa meilleure amie, un don " pour rien ". Car sans
don d'amour, comment respirer encore, comment vivre donc ? Telle est bien
l'interrogation essentielle proposée au lecteur à chaque parcours
d'un album de Rascal. A l'image de ce cadeau entre deux petites filles, de
nombreux dons parfois plus abstraits sont en jeu dans les récits et
ils coupent le souffle du lecteur qui s'arrête de respirer quand la
mort concurrence la vie.
La réponse au problème posé est toujours décisive
dans les fictions de l'auteur et elle intervient au terme de l'album en engageant
si fortement les protagonistes du récit qu'elle bouleverse le lecteur.
Quand Super-Clébard, ce vieux chien adopté en dépit de
sa vieillesse et de sa laideur par un jeune garçon qui lui donne tout
son amour, meurt, ses amis l'enterrent au pied du cerisier mais comment et
où enterrer Mamy, la complice de ces moments délicieux, quand
elle meurt à son tour ? Avec le récit des Bigarreaux noirs ,
la vieillesse et la mort se nouent intimement avec l'enfance. Le lecteur sait
que l'adoption d'un vieux chien dans un don d'amour là encore inouï
implique de partager sa perte : même si la mobilisation de l'émotion
la plus forte est amortie par un jeu de réfraction avec la grand-mère
qui retrouve une seconde jeunesse dans ce compagnonnage ; néanmoins
que peut-il arriver d'autre aux très vieux êtres que la mort
? Le cerisier aux bigarreaux noirs peut bien être en fleurs il faut
savoir que " de l'arbre en fleur à l'arbre mort, la distance est
d'un pied " comme l'énonce la citation en exergue de l'album et
garder ses larmes en marge des pages au moment de la mort des deux compagnons
auxquels le jeune garçon a donné tout son amour et reçu
tant de bonheur. Quant à Moun, objet d'un don d'amour elle aussi, puisque
ses parents l'ont confiée à l'océan pour la sauver de
la guerre, elle renvoie quelques-uns des objets marquants de sa vie dans la
petite valise en bambou si symbolique du berceau de Moïse et du berceau
de l'humanité, qui l'a amenée sur les rivages d'un monde paisible
où on l'a adoptée : cette enfance ramassée dans une petite
boîte parviendra-t-elle à ses parents restés de l'autre
côté de l'océan ?
Tous ces gestes d'amour pour tenir une narration révèlent l'enjeu
au cœur de chaque récit de Rascal qui certes écrit des
livres pour enfants mais surtout donne à l'enfance sa place décisive
dans la construction de la personne. Si ces livres nous émeuvent,cela
tient bien à cette place vitale qu'ils mettent au jour chez le lecteur
de tout âge. Une part de notre affect se mobilise : touché !
En nous une question qu'on n'a pas encore tranchée ou une crise qui
a laissé quelque blessure, il importe de se démasquer.
Jeux de masques. La problématique qui noue chaque récit s'habille
de faits anecdotiques qui la masquent en surface même si elle affecte
le lecteur en profondeur. Ainsi le thème du voyage, récurrent
dans l'œuvre de Rascal, s'il permet de suivre les déplacements
de personnages, est en fait constitutif du déplacement de la personne.
Car les albums de Rascal, on l'aura compris, touchent à la quête
identitaire. Mais l'auteur incarne les réflexions les plus abstraites
dans des images simples et ses récits ont quelque chose de la parabole.
Aussi le mouvement dans l'espace est-il un moyen simple de traduire un voyage
vers une recherche de soi. Dès lors, le retour vers la forêt
natale dans Le voyage d'Orégon , le mur dans La Route du vent , la
maison de vacances dans Blanche Dune sont autant de détours qui permettent
de faire tomber les masques du paraître et de se retrouver dans son
identité acceptée au terme d'un itinéraire qui impose
de bouger. Seule Fanchon effectue un voyage immobile pour retrouver son identité.
En dépit de l'inscription du mot voyage dans le titre et de la traversée
effective des USA par les personnages, le voyage en question dans Le voyage
d'Orégon est symbolique d'un parcours identitaire. Orégon est
un énorme ours de cirque qui a passé sa vie sur un petit vélo
à tourner autour d'une piste étroite alors qu'il ne rêve
que du vaste espace de sa forêt natale en Orégon. Son ami Duke,
le vieux clown nain, décide au terme d'une vie d'artiste de lui rendre
sa terre natale dans un ultime voyage qui donne à chacun le moyen de
se dépouiller des artifices de la vie sociale : les derniers dollars
servent de ricochets dans la Platte River. Duke et Orégon, une association
qui rappelle celle de Super-Clébard et de Mamy, car Rascal joue de
ces couples en miroir comme pour mieux préserver le lecteur d'une vérité
trop crue : en la réfractant sur deux personnages, il partage l'effet
qui s'en trouve alors amorti. A la dernière page, alors qu'Orégon
s'enivre de sa course en forêt, Duke, solitaire, jette son nez rouge
derrière lequel il s'est camouflé sa vie durant. C'est donc
bien une identité retrouvée comme l'éternité de
Rimbaud auquel Rascal rend hommage dans cet album. Une écriture de
la liberté, de la perte pour retrouver, peut-être pour y mourir,
un espace à sa dimension.
C'est le voyage et le masque qui figurent, dans la narration, le déplacement
identitaire. Ainsi Duke qui a camouflé son état de nain derrière
son habit de clown mais qui, sous couvert de rendre sa liberté à
son vieux compagnon, se déplace, symboliquement, au point de se retrouver
en paix avec lui-même. L'amitié toujours présente dans
les récits donne à voir ce que le personnage se masque : ainsi
l'expression de la nostalgie pour Orégon est un miroir à la
douleur sourde de Duke qui s'est taillé un costume de clown. Mais c'est
lui qu'il voit dans l'image ridicule de l'ours qui tourne en rond dans son
costume étriqué. Le voyage de l'un vaut voyage pour l'autre
comme la vieillesse de Super Clébard reflète celle de Mamy.
Le déplacement est aussi temporel : pour le petit garçon de
Blanche dune , la villa des vacances, la rencontre du vieux propriétaire
qui le promène sur la plage où il trouve une ammonite et des
bunkers constitue un moyen de se situer dans le temps à l'échelle
des générations, de l'univers ou de l'histoire des guerres.
Aussi quand les personnages sont solitaires comme Fanchon ou Moun, l'auteur
les munit d'objets qui les représentent en les désignant sous
une forme analogique : la mallette de Moun, les masques de Fanchon reflètent
à leur tour un secret, voire un mensonge dont ils doivent se libérer.
C'est par le feu rédempteur que Fanchon se débarrasse de tous
les faux-semblants qui lui collaient à la peau, c'est en remettant
à l'eau la boîte qui l'avait dépaysée que Moun
se libère, autant de manières allégoriques de s'exprimer
et de retrouver les grands récits fondateurs de notre culture.
Mon histoire dans celle des autres
Il n'est plus possible d'écrire aujourd'hui sans prendre appui sur
une mémoire d'histoires que chacun a gardée comme fondement
de sa propre histoire. Rascal se délecte à croiser une aventure
de lapin neuf avec celle du Petit Chaperon rouge pour imaginer l'histoire
de Petit Lapin Rouge ou à réinventer la Princesse de Neige sur
des bribes d'Andersen. Quelques contes ou légendes qui ont marqué
l'histoire de l'humanité donnent un matériau que l'auteur retravaille
à son image.
Car il ne s'agit pas d'un jeu littéraire mais bien de retravailler
le sens, quitte à n'en pas trouver. En effet, si le début de
Petit Lapin rouge a quelque chose de rassurant pour le lecteur qui retrouve
un air familier à la destinée du lapin, la fin, réécrite
par les protagonistes, a quelque chose d'indécidable : elle reste ouverte
- " Eh bien mangeons mon lapin...j'ai une faim de loup ! " - sans
que le lecteur soit rassuré. En réécrivant l'histoire,
Rascal se défie de quelque chose de clos sur une morale évidente,
ce qui est contraire à sa propre éthique : aussi laisse-t-il
du jeu dans les rouages de l'histoire, un monde à inventer pour les
jeunes héros comme pour les jeunes lecteurs. Cette créativité
ouverte est revendiquée de la même manière dans La princesse
de Neige sur une trame narrative totalement différente. Bien sûr,
il y a des emprunts à La reine des neiges d'Andersen mais il y a surtout
un hommage à la jeunesse tant dans l'invention des histoires du jeune
Abel qui, avec son vieux prénom crée le monde avec deux bouts
de chiffon et quelques mots, que dans celle de l'intrusion du monde du travail,
celui des canaux et des écluses qui entre dans la légende par
la place que lui donne l'auteur. Banale histoire de canal gelé et de
péniche bloquée et éblouissante histoire d'enfant joueur
devenu le capitaine du bateau livre, lui qui s'invente le monde avec ce qu'on
lui laisse en héritage. Alors quand de sa péniche bloquée
par les glaces, Abel fait un bateau du grand nord, d'une boîte de harengs
quelque baleine harponnée pour donner des vivres à l'équipage,
l'enfant lecteur à son tour entre dans l'imaginaire et écoute
avec ravissement l'histoire d'une princesse, moins héritière
d'une " reine des neiges " qu'ouverte sur ce que la fiction offre
de merveilles.
Rascal a d'autres manières d'inscrire ses histoires dans celles des
autres en jouant de façon systématique, ce qui est rare dans
la littérature de jeunesse avec les citations littéraires directes,
placées à l'orée de chacun de ses livres, comme une paternité
revendiquée ou comme une clé de lecture. C'est aussi une façon
de donner ses lettres de noblesse à cette littérature qu'on
dit mineure puisqu'elle s'adresse à de petits lecteurs et dans le même
temps de donner une grande place à l'enfance. En citant Shakespeare
pour Escales ou Céline, " Le gratuit seul est divin " pour
Cassandre , Rascal donne un souffle à son texte : il l'ouvre sur d'autres
significations que celles produites par son seul message...Alors, citer tout
un poème de Rimbaud à l'ouverture du Voyage d'Orégon
, c'est inviter le lecteur à repérer dans la forme d'écriture
même et pas seulement dans le thème rimbaldien de l'errance,
ce que l'auteur emprunte au poète, une forme syntaxique, un ou deux
mots...et de fait le texte emprunte à la syntaxe de Rimbaud des formes
d'imparfait, des énumérations : On cheminait sous la grêle.
On festoyait dans les maïs.
On somnolait dans l'herbe tiède.
On rêvait sous les étoiles.
Les oiseaux pour réveille-matin, les rivières pour salle de
bain, le monde entier nous appartenait...
Enfin, Rascal s'installe dans les grands mythes de notre patrimoine et reconstruit
ses fables sur des fonds d'histoire collective, passant allègrement
de l'anecdote au mythe. C'est pourquoi le moindre événement
autour duquel s'organise un récit acquiert une dimension universelle.
Pour cela, l'auteur construit ses récits dans un grand dépouillement,
sans détails contextuels inutiles, sans verbiage. On ne sait où
habitent ses personnages, quels sont leurs traits physiques ou autre élément
de ce genre : le personnage n'existe qu'avec ce qui va permettre au lecteur
de partager une interrogation vitale. Ainsi de Moun qui n'a pas d'autre trait
que sa traversée d'un pays en guerre vers une famille adoptive de l'autre
côté de l'océan sans autre précision géographique
; ainsi de Mamy et de Super Clébard qui n'existent qu'avec leur trop
plein de vieillesse. Mais on pourrait citer Eva qui rêve de son pays
aux fleurs en travaillant la nuit dans une ville non identifiable ou Orson
qui traîne son mal vivre dans la forêt aux Mille-Lacs. L'émotion
se partage d'autant plus facilement que l'identification du lecteur à
la situation proposée est ainsi favorisée par l'absence de détails
trop contingents. C'est l'événement qui s'en trouve fortifié
et qui gagne en expansion. Par ailleurs,
Rascal emprunte de façon plus ou moins allusive des thèmes narratifs
: on a cité le berceau de Moïse qui se trouve convoqué
dans la petite boîte que les parents
de Moun mettent à la mer pour sauver leur enfant de la guerre. Mais
le thème du feu pour Fanchon qui passe de " la cendre sombre "
à la lumière mobilise lui aussi la mythologie.
C'est donc avec les histoires des autres que Rascal raconte ses propres histoires
comme l'énonce de façon exemplaire La Princesse de Neige où
une foule de références, issues de la Bible, des contes, des
récits du Grand Nord permettent à deux enfants de se rencontrer
et de s'aimer en se racontant à leur tour des histoires. Dans le même
temps, autour d'une péniche immobilisée dans un canal gelé,
l'auteur donne aussi à voir, sous un éclairage culturel et fictionnel,
la vie des "Gens de l'eau douce" dans un petit carnet documentaire
qui prolonge le récit, voire le double dans une autre écriture.
N'est-ce pas une manière de figurer la fonction de la lecture littéraire
? Car le lecteur se retrouve à son tour dans les mises en mots de Rascal
pour y lire sa propre histoire, la lecture animant les mots de significations
vitales qui dégèlent ce qui dort.
Ne pas rester lettre morte
On peut se demander si tout le propos de Rascal n'est pas de montrer comment
insuffler de la vie dans l'inerte ce qu'emblématise l'album d' Orson
. Orson est un très gros ours qui a perdu ses amis dans ses jeux par
trop violents et qui se réfugie dans la solitude et l'hibernation jusqu'à
ce qu'un matin de printemps, il se retrouve face à un petit ours en
peluche. Durant neuf mois, il cherche à donner vie à ce petit
compagnon qui lui ressemble : il lui fabrique un berceau, joue tout l'été
avec lui ; mais quand l'automne arrive, Orson désolé devant
l'inertie de la peluche rentre dans sa grotte pour y hiberner quand "
une toute petite voix l'appela ", accouchant de la vie dans les derniers
mots.
Ce don de la vie, si prégnant dans l'œuvre de Rascal, s'effectue
dans la générosité. Il est toujours le fruit d'un travail
; c'est une générosité qui coûte et qui nécessite
un parcours. Marie-Paule ne donne pas d'emblée son petit bonhomme de
Martin à Cassandre et il faut neuf mois pour que vive la petite peluche
comme enfant de son père. Si des jouets comme Martin, comme la peluche
d'Orson, comme Toto, une autre poupée de chiffon qui a donné
son titre à un album, s'animent dans l'amour que leur maître
leur prodigue alors qu'ils restent lettre morte pour le regard anonyme, c'est
qu'ils tiennent une place privilégiée dans la relation de l'enfant
au monde. L'enfant construit son imaginaire dans sa relation aux objets avec
lesquels il joue comme l'écrivain quand il joue avec les mots. Les
jouets comme les mots sont la mise à l'écart de soi et la première
entrée dans l'univers de l'autre.
La quête de soi, ce n'est jamais sans partage avec les autres. On peut
voir là une autre fonction des duos de personnages de nombreux albums.
Deux personnages
pris dans le même malaise impliquent un dépassement de l'égocentrisme
qu'on rencontre si souvent dans la littérature enfantine. Pas de fantasme
d'omnipotence non plus : les personnages ne s'en sortent jamais tout seul.
La prise en compte du social se lit dans les rencontres des héros avec
d'autres qui leur ressemblent : Duke et Orégon ont une condition similaire
à celle du noir Spike qui les prend en stop et à tous ceux qui
sont seulement cités comme la starlette de supermarché et le
chef indien déplumé. Dans Eva ou Le pays des fleurs , Eva représente
tous les enfants au travail exploités par des hommes sans scrupules
tandis que Moun figure tous les enfants des boat-people. On a certes noté
l'extrême sobriété des récits de l'auteur qui crée
un contexte limité à l'évolution de ses héros
mais suffisant pour que s'effectue la prise en compte de l'autre. Dans La
route du vent , les trois personnages animaliers qui sont à l'écart
de la cité en vivant sur leur mur, vont néanmoins faire l'expérience
du travail à l'usine de la cité puis choisissent un retour sur
leur mur devenu maison ouverte sur le monde. Des marginaux certes, mais des
personnages qui choisissent leur liberté sans jamais la construire
contre l'autre. Rascal ouvre son lecteur à l'altérité.
Pourtant, on peut noter quelques albums dissonants que Rascal choisit de traiter
sur le ton de l'humour, fût-il noir. Ainsi Poussin noir n'est reconnu
par personne et ne réussit pas à trouver sa place dans une famille
: seul le loup l'adopte, pour mieux le dévorer. Histoire abominable
sans doute mais drôle aussi ! Les personnages égoïstes comme
Jaune d'œuf s'inscrivent dans des albums drôles comme si le rire
les mettait à distance...Mais surtout il importe de les montrer même
si c'est douloureux pour l'enfant lecteur de pas toujours être convié
à une histoire qui finit bien et qui rassure. Ces fins indécidables
déjà décelées dans Petit Lapin rouge quand Rascal
refuse d'emprunter aux autres ce qui ne correspond pas à sa vision
du monde sont souvent mobilisées dans ces œuvres dures comme Eva
où le lecteur ignore le devenir de cette petite fille dont l'employeur
vient de se faire arrêter : sombrera-t-elle plus bas dans la prostitution,
mourra-t-elle, sera-t-elle libérée ? Le texte ne donne pas de
réponse : quel pourrait être le propos de Rascal sur les enfants
privés de leur enfance, sur l'adoption ? Mais qu'il mette en fiction
des problèmes de société révèle une fois
encore quelle considération il a pour l'enfance.
De fait, qu'il s'agisse de la relation individuelle à un objet apparemment
inerte ou de du rejet de l'individu considéré alors comme objet
par une société qui ne le reconnaît pas, Rascal fait toujours
le pari de la vie, prend toujours parti pour ce qui donne du souffle.
La poétique de Rascal
Si Rascal est un auteur de récit, ce n'est pas un conteur banal : il
épure ses textes dans une écriture poétique où
pourtant la multiplicité des signes crée un foisonnement de
sens. Pour les besoins de la cause scolaire, on retient parfois le seul texte
de l'auteur et, fait rare dans l'album de littérature d'aujourd'hui,
le texte tient la route. Est-ce à dire que Rascal n'est pas auteur
d'albums, qu'il n'a pas besoin des images ? C'est bien là un premier
paradoxe, symptomatique de la poétique de Rascal où le signe
iconographique paraît indispensable alors que pourtant le seul message
verbal est suffisamment construit pour être lisible.
Bien que Rascal soit compétent dans la production d'images, il a notamment
créé des affiches et exercé le métier de graphiste,
il illustre rarement ses textes mais il s'associe à des illustrateurs
qui sont souvent décisifs dans le projet final. Presque chaque livre
est le fruit d'une rencontre qui va au-delà de l'illustration d'un
texte reçu anonymement : l'association du texte à l'image se
construit dans l'amitié de l'auteur et de l'illustrateur. Rascal, avec
un vieux compagnon de route comme Louis Joos pour Escales, Le voyage d'Orégon,
Eva ou Le pays des fleurs , ne fait pas le même travail que quand il
s'associe au jeune illustrateur Stéphane Girel pour Prunelle, Blanche
Dune, La princesse de Neige, La route du vent... Il sait toujours donner une
place au second créateur de l'album.
Louis Joos s'exprime dans de grands formats de livres qui donnent de larges
espaces à l'Amérique traversée par Orégon, qui
agrandit la vaste ville qu'arpente la petite Eva pour son travail de nuit.
Il esquisse un trait flou de crayon ou de fusain, sensible aux gestes maladroits
d'un gros ours coincé dans une petite piste, croque une attitude et
fait déborder la lumière de tout contour trop net en étalant
généreusement sa couleur à côté du dessin.
Impossible d'imaginer un autre illustrateur que Louis Joos pour donner vie
à un livre comme Escales qui semble écrit à quatre mains
tant le texte prend en compte l'image du carnet de croquis. Mais si on se
réfère à la fonction de l'image dans un carnet de croquis,
c'est précisément de donner vie à quelque chose de déjà
mort. On comprend la place du dessinateur dans la construction du sens, comme
on apprécie que le livre soit imprimé avec l'écriture
manuscrite de Rascal qui s'immisce entre les croquis pour leur donner fragilité
et vibration.
C'est que la mort est déjà là quand le livre s'ouvre
et elle s'inscrit dans une foule de signes prémonitoire de la catastrophe
finale : l'adresse du carnet au père défunt, le visage d'Elia,
déjà ange avant d'être aimée, la présence
conjointe des soutiers et des ponts de première classe unis par une
même destinée sont semés comme les cailloux d'un Petit
Poucet... " sans étoiles ".
Que Rascal œuvre avec un jeune illustrateur comme Stéphane Girel
qui joue avec les formats à l'italienne pour créer de tout petits
personnages enfantins ou animaliers placés dans de grands décors
où on les cherche et le lecteur décode à nouveau un monde
où tout fait signe. Comment concevoir le petit Pirate de Blanche Dune
ou Abel de La Princesse de Neige sous d'autres traits que ceux de Girel qui
leur a donné vie ? Il les fond dans le paysage sans gros plan, sans
couleur saillante et ils fonctionnent alors dans le système que Rascal
installe dans son écriture : les enfants trouvent leur place dans le
paysage naturel et culturel en sachant y inscrire leur propre trace. C'est
la fonction de l'ammonite de Blanche Dune trouvée sur la plage normande
par Pirate, du bunker ou de la Grande Ourse donnée en cadeau par le
vieux capitaine que d'inscrire l'enfance dans l'Histoire, des hommes ou du
monde, comme dans la fiction.
Dans ce jeu de distinction, il serait fou d'englober à notre tour dans
un même propos l'œuvre de Rascal, qui comporte une soixantaine
d'albums tous différents du fait de leur composition originale avec
des artistes multiples qui impriment chacun leur sens à celui du texte
de l'auteur. Pourtant, à s'en tenir au parcours ténu de quelques
titres, une cohérence se dessine autour de place que Rascal donne à
l'enfance à laquelle il propose un immense territoire. Loin des concessions
à l'enfant-roi qu'on rencontre parfois aujourd'hui, d'autant plus roi
qu'il consomme des livres, l'enfance exhumée ou recrée par l'auteur
grandit l'homme. Elle lui donne des raisons de s'inscrire dans le monde. Si
l'enfance fonde l'histoire individuelle, les histoires d'enfance fécondent
aussi toute la littérature.
Marie-Hélène Porcar
BIBLIOGRAPHIE
Tous les titres de Rascal, qui parfois signe de son vrai nom, Pascal Nottet,
sont parus dans la collection Pastel de L'école des loisirs et quelques-uns
sont
réédités en Lutin Poche de L'école des loisirs.
Rascal, auteur et illustrateur
1, 2, 3, cachez tout la voilà ! 1992.
A, B, C de quoi rêver..., 1992.
De toutes les couleurs, 1992.
Le Petit Prince des marais, 1995.
Petit squelette, 1998.
Petit fantôme, 1998.
Avec des illustrateurs
Ramos
Djabibi, 1992.
Orson, 1993, paru aussi en Lutin Poche, 1994.
Novembre au printemps, 1993.
lan Pollock
Joyeux Noël Maître Renard, 1992.
Jean-Louis Lejeune
Sur le bout de la..., 1992.
Claude K Dubois
Toto, 1992. Cassandre, 1993.
Petit lapin rouge, 1994, paru aussi en Lutin poche.
Haussman
Loup blanc, 1994.
Edith
Jaune d'œuf, 1993, paru aussi en Lutin poche. Privés de vacances,
1993.
Noël, 1993.
Mon doudou, 1996.
J'ai déjà donné, 1996.
Sur mon trône, 1997.
De ma fenêtre, 1997.
Plume de vache, 1998.
Maman bobo, 1999.
La chasse aux poux, 1999.
Louis Joos
Escales, Carnets de croquis, 1992.
Le Voyage d'Oregon, 1993, paru aussi en Lutin poche.
Éva ou Le pays des fleurs, 1995.
Nicolas de Crécy
La nuit du grand méchant loup, 1998.
Sophie
Moun, 1994, paru aussi en Lutin poche.
L'Arbre aux jouets, 1995.
Fanchon, 1997.
Susanne Strub
Les Bigarreaux noirs (Pascal Nottet), 1993.
Gert Boperts
Socrate, 1992.
Joli, 1996.
Isabelle Chatellard
Olivia à Paris, 1996.
Le Corbeau de Paradis, 1996.
Pied d'or, 1997.
Le navet, 1999.
Rita Van Bilsen
Mademoiselle Plume, 1997.
Stéphane Girel
Prunelle, 1996.
La Reine de neige (Pascal Nottet), 1997.
La Route du vent, 1997.
Blanche dune, 1998.
Cric Crac, 1999.
Peter Elliott Poussin noir, 1997.
C'est l'histoire d'un loup et d'un cochon, 2000.
Jean-claude Hubert
Le rêve d'Icare, 1998.
Emile Jadoul
Ma maman, 2000.
Une cuillère pour..., 2000.
Et ta sœur, 2000.
Mon papou, 2000.
Le rêve de l'ours, 2000.
Riff
Si tu aimes avoir peur, 2000.