Article écrit le 10 janvier 2001 par Marie-Hélène Porcar.
Le souffle de vie ou la part de l'enfance

Rascal, qui signe parfois de son vrai nom Pascal Nottet, a déjà tant écrit qu'on ne peut embrasser tous ses albums d'une seule voix. Auteur singulier par l'inscription de l'enfance dans son écriture, on ne saurait dire s'il touche davantage les enfants que les adultes tant son texte est dense et pourtant si simple : dense de références littéraires ou culturelles, d'émotions et de rencontres mais d'une simplicité qu'on dit enfantine dans la brièveté d'une narration efficace et d'une prose poétique ! De quelle enfance est-il question, la sienne, la nôtre, celle non encore dénommée ainsi de ses jeunes lecteurs ou celle de la littérature des contes, des légendes et des mythes ? Toutes ses histoires concernent l'enfance comme fondement de la personne, comme le signe qui rappelle un passé jamais accompli, toujours en mouvance dans notre intervention sur le monde présent et à venir. On y touche donc quelque chose d'essentiel qui fait mouche chez le lecteur.
De l'émotion avant toute chose
Lire un album de Rascal, c'est d'abord être affecté : l'émotion interpelle le lecteur dont le regard s'embrume parfois, dont la gorge se serre souvent. Cassandre, Les bigarreaux noirs ou pour ne citer que quelques exemples emblématiques de cet Moun te mobilisation de l'affect font partie de ces albums qu'on n'oublie plus : ils laissent des traces définitives à l'instar de la vie
de leurs personnages un moment marquée par un événement bouleversant. Il suffit en effet d'un seul événement par récit pour créer cette tension qui maintient le lecteur en attente d'un dénouement vital dont l'enjeu est toujours décisif puisqu'une vie s'y joue. Ce que Rascal choisit de narrer, c'est cet événement isolé de toute autre anecdote, ce que le rend plus lisible, plus simple mais plus bouleversant. Même s'il peut paraître banal, il est toujours lié à la vie ou à la mort, à la vie qu'on donne, qu'on sauve et qu'on accepte de perdre ; d'où le choix des trois albums cités pour éclairer cette place de l'émotion dans la narration.
Pour la jeune héroïne de Cassandre , l'événement est d'une banalité exemplaire : donner sa poupée chérie à sa meilleure amie, mais le don est à couper le souffle, littéralement. D'ailleurs elle essaie de s'arrêter de respirer pour voir comment ça fait quand on est mort, mais elle ne tient que vingt secondes, " c'est dur d'être mort tout le temps ". La générosité est au cœur de l'histoire :
ne pas donner, c'est être mort. Aussi quand son amie Cassandre lui demande la poupée nommée Martin qu'elle a eue pour Noël, c'est sa vie qu'elle lui réclame et le sacrifice est à mûrir : la petite fille qui a de longues conversations avec Martin ne détient pas là une banale poupée comme celle de Cassandre qui " ne sait dire que papa-maman et faire pipi ". Ce qui différencie Cassandre de son amie, c'est qu'elle a tout : elle est belle, elle a les plus belles robes et les plus beaux jouets mais elle ne sait qu'accumuler. Marie-Paule, en revanche a peu de choses mais elle a créé un réel lien d'amour avec son petit Martin : venu
tout seul, nu comme un ver, il possède aujourd'hui de beaux vêtements ; la poupée symbolise la relation d'amour qu'on sait ou non établir avec autrui. La petite fille fait le don, et non pas l'échange, pas de marché, de son petit
Martin à sa meilleure amie, un don " pour rien ". Car sans don d'amour, comment respirer encore, comment vivre donc ? Telle est bien l'interrogation essentielle proposée au lecteur à chaque parcours d'un album de Rascal. A l'image de ce cadeau entre deux petites filles, de nombreux dons parfois plus abstraits sont en jeu dans les récits et ils coupent le souffle du lecteur qui s'arrête de respirer quand la mort concurrence la vie.
La réponse au problème posé est toujours décisive dans les fictions de l'auteur et elle intervient au terme de l'album en engageant si fortement les protagonistes du récit qu'elle bouleverse le lecteur. Quand Super-Clébard, ce vieux chien adopté en dépit de sa vieillesse et de sa laideur par un jeune garçon qui lui donne tout son amour, meurt, ses amis l'enterrent au pied du cerisier mais comment et où enterrer Mamy, la complice de ces moments délicieux, quand elle meurt à son tour ? Avec le récit des Bigarreaux noirs , la vieillesse et la mort se nouent intimement avec l'enfance. Le lecteur sait que l'adoption d'un vieux chien dans un don d'amour là encore inouï implique de partager sa perte : même si la mobilisation de l'émotion la plus forte est amortie par un jeu de réfraction avec la grand-mère qui retrouve une seconde jeunesse dans ce compagnonnage ; néanmoins que peut-il arriver d'autre aux très vieux êtres que la mort ? Le cerisier aux bigarreaux noirs peut bien être en fleurs il faut savoir que " de l'arbre en fleur à l'arbre mort, la distance est d'un pied " comme l'énonce la citation en exergue de l'album et garder ses larmes en marge des pages au moment de la mort des deux compagnons auxquels le jeune garçon a donné tout son amour et reçu tant de bonheur. Quant à Moun, objet d'un don d'amour elle aussi, puisque ses parents l'ont confiée à l'océan pour la sauver de la guerre, elle renvoie quelques-uns des objets marquants de sa vie dans la petite valise en bambou si symbolique du berceau de Moïse et du berceau de l'humanité, qui l'a amenée sur les rivages d'un monde paisible où on l'a adoptée : cette enfance ramassée dans une petite boîte parviendra-t-elle à ses parents restés de l'autre côté de l'océan ?
Tous ces gestes d'amour pour tenir une narration révèlent l'enjeu au cœur de chaque récit de Rascal qui certes écrit des livres pour enfants mais surtout donne à l'enfance sa place décisive dans la construction de la personne. Si ces livres nous émeuvent,cela tient bien à cette place vitale qu'ils mettent au jour chez le lecteur de tout âge. Une part de notre affect se mobilise : touché ! En nous une question qu'on n'a pas encore tranchée ou une crise qui a laissé quelque blessure, il importe de se démasquer.
Jeux de masques. La problématique qui noue chaque récit s'habille de faits anecdotiques qui la masquent en surface même si elle affecte le lecteur en profondeur. Ainsi le thème du voyage, récurrent dans l'œuvre de Rascal, s'il permet de suivre les déplacements de personnages, est en fait constitutif du déplacement de la personne. Car les albums de Rascal, on l'aura compris, touchent à la quête identitaire. Mais l'auteur incarne les réflexions les plus abstraites dans des images simples et ses récits ont quelque chose de la parabole. Aussi le mouvement dans l'espace est-il un moyen simple de traduire un voyage vers une recherche de soi. Dès lors, le retour vers la forêt natale dans Le voyage d'Orégon , le mur dans La Route du vent , la maison de vacances dans Blanche Dune sont autant de détours qui permettent de faire tomber les masques du paraître et de se retrouver dans son identité acceptée au terme d'un itinéraire qui impose de bouger. Seule Fanchon effectue un voyage immobile pour retrouver son identité.
En dépit de l'inscription du mot voyage dans le titre et de la traversée effective des USA par les personnages, le voyage en question dans Le voyage d'Orégon est symbolique d'un parcours identitaire. Orégon est un énorme ours de cirque qui a passé sa vie sur un petit vélo à tourner autour d'une piste étroite alors qu'il ne rêve que du vaste espace de sa forêt natale en Orégon. Son ami Duke, le vieux clown nain, décide au terme d'une vie d'artiste de lui rendre sa terre natale dans un ultime voyage qui donne à chacun le moyen de se dépouiller des artifices de la vie sociale : les derniers dollars servent de ricochets dans la Platte River. Duke et Orégon, une association qui rappelle celle de Super-Clébard et de Mamy, car Rascal joue de ces couples en miroir comme pour mieux préserver le lecteur d'une vérité trop crue : en la réfractant sur deux personnages, il partage l'effet qui s'en trouve alors amorti. A la dernière page, alors qu'Orégon s'enivre de sa course en forêt, Duke, solitaire, jette son nez rouge derrière lequel il s'est camouflé sa vie durant. C'est donc bien une identité retrouvée comme l'éternité de Rimbaud auquel Rascal rend hommage dans cet album. Une écriture de la liberté, de la perte pour retrouver, peut-être pour y mourir, un espace à sa dimension.
C'est le voyage et le masque qui figurent, dans la narration, le déplacement identitaire. Ainsi Duke qui a camouflé son état de nain derrière son habit de clown mais qui, sous couvert de rendre sa liberté à son vieux compagnon, se déplace, symboliquement, au point de se retrouver en paix avec lui-même. L'amitié toujours présente dans les récits donne à voir ce que le personnage se masque : ainsi l'expression de la nostalgie pour Orégon est un miroir à la douleur sourde de Duke qui s'est taillé un costume de clown. Mais c'est lui qu'il voit dans l'image ridicule de l'ours qui tourne en rond dans son costume étriqué. Le voyage de l'un vaut voyage pour l'autre comme la vieillesse de Super Clébard reflète celle de Mamy. Le déplacement est aussi temporel : pour le petit garçon de Blanche dune , la villa des vacances, la rencontre du vieux propriétaire qui le promène sur la plage où il trouve une ammonite et des bunkers constitue un moyen de se situer dans le temps à l'échelle des générations, de l'univers ou de l'histoire des guerres. Aussi quand les personnages sont solitaires comme Fanchon ou Moun, l'auteur les munit d'objets qui les représentent en les désignant sous une forme analogique : la mallette de Moun, les masques de Fanchon reflètent à leur tour un secret, voire un mensonge dont ils doivent se libérer. C'est par le feu rédempteur que Fanchon se débarrasse de tous les faux-semblants qui lui collaient à la peau, c'est en remettant à l'eau la boîte qui l'avait dépaysée que Moun se libère, autant de manières allégoriques de s'exprimer et de retrouver les grands récits fondateurs de notre culture.
Mon histoire dans celle des autres
Il n'est plus possible d'écrire aujourd'hui sans prendre appui sur une mémoire d'histoires que chacun a gardée comme fondement de sa propre histoire. Rascal se délecte à croiser une aventure de lapin neuf avec celle du Petit Chaperon rouge pour imaginer l'histoire de Petit Lapin Rouge ou à réinventer la Princesse de Neige sur des bribes d'Andersen. Quelques contes ou légendes qui ont marqué l'histoire de l'humanité donnent un matériau que l'auteur retravaille à son image.
Car il ne s'agit pas d'un jeu littéraire mais bien de retravailler le sens, quitte à n'en pas trouver. En effet, si le début de Petit Lapin rouge a quelque chose de rassurant pour le lecteur qui retrouve un air familier à la destinée du lapin, la fin, réécrite par les protagonistes, a quelque chose d'indécidable : elle reste ouverte - " Eh bien mangeons mon lapin...j'ai une faim de loup ! " - sans que le lecteur soit rassuré. En réécrivant l'histoire, Rascal se défie de quelque chose de clos sur une morale évidente, ce qui est contraire à sa propre éthique : aussi laisse-t-il du jeu dans les rouages de l'histoire, un monde à inventer pour les jeunes héros comme pour les jeunes lecteurs. Cette créativité ouverte est revendiquée de la même manière dans La princesse de Neige sur une trame narrative totalement différente. Bien sûr, il y a des emprunts à La reine des neiges d'Andersen mais il y a surtout un hommage à la jeunesse tant dans l'invention des histoires du jeune Abel qui, avec son vieux prénom crée le monde avec deux bouts de chiffon et quelques mots, que dans celle de l'intrusion du monde du travail, celui des canaux et des écluses qui entre dans la légende par la place que lui donne l'auteur. Banale histoire de canal gelé et de péniche bloquée et éblouissante histoire d'enfant joueur devenu le capitaine du bateau livre, lui qui s'invente le monde avec ce qu'on lui laisse en héritage. Alors quand de sa péniche bloquée par les glaces, Abel fait un bateau du grand nord, d'une boîte de harengs quelque baleine harponnée pour donner des vivres à l'équipage, l'enfant lecteur à son tour entre dans l'imaginaire et écoute avec ravissement l'histoire d'une princesse, moins héritière d'une " reine des neiges " qu'ouverte sur ce que la fiction offre de merveilles.
Rascal a d'autres manières d'inscrire ses histoires dans celles des autres en jouant de façon systématique, ce qui est rare dans la littérature de jeunesse avec les citations littéraires directes, placées à l'orée de chacun de ses livres, comme une paternité revendiquée ou comme une clé de lecture. C'est aussi une façon de donner ses lettres de noblesse à cette littérature qu'on dit mineure puisqu'elle s'adresse à de petits lecteurs et dans le même temps de donner une grande place à l'enfance. En citant Shakespeare pour Escales ou Céline, " Le gratuit seul est divin " pour Cassandre , Rascal donne un souffle à son texte : il l'ouvre sur d'autres significations que celles produites par son seul message...Alors, citer tout un poème de Rimbaud à l'ouverture du Voyage d'Orégon , c'est inviter le lecteur à repérer dans la forme d'écriture même et pas seulement dans le thème rimbaldien de l'errance, ce que l'auteur emprunte au poète, une forme syntaxique, un ou deux mots...et de fait le texte emprunte à la syntaxe de Rimbaud des formes d'imparfait, des énumérations : On cheminait sous la grêle.
On festoyait dans les maïs.
On somnolait dans l'herbe tiède.
On rêvait sous les étoiles.
Les oiseaux pour réveille-matin, les rivières pour salle de bain, le monde entier nous appartenait...
Enfin, Rascal s'installe dans les grands mythes de notre patrimoine et reconstruit ses fables sur des fonds d'histoire collective, passant allègrement de l'anecdote au mythe. C'est pourquoi le moindre événement autour duquel s'organise un récit acquiert une dimension universelle.
Pour cela, l'auteur construit ses récits dans un grand dépouillement, sans détails contextuels inutiles, sans verbiage. On ne sait où habitent ses personnages, quels sont leurs traits physiques ou autre élément de ce genre : le personnage n'existe qu'avec ce qui va permettre au lecteur de partager une interrogation vitale. Ainsi de Moun qui n'a pas d'autre trait que sa traversée d'un pays en guerre vers une famille adoptive de l'autre côté de l'océan sans autre précision géographique ; ainsi de Mamy et de Super Clébard qui n'existent qu'avec leur trop plein de vieillesse. Mais on pourrait citer Eva qui rêve de son pays aux fleurs en travaillant la nuit dans une ville non identifiable ou Orson qui traîne son mal vivre dans la forêt aux Mille-Lacs. L'émotion se partage d'autant plus facilement que l'identification du lecteur à la situation proposée est ainsi favorisée par l'absence de détails trop contingents. C'est l'événement qui s'en trouve fortifié et qui gagne en expansion. Par ailleurs,
Rascal emprunte de façon plus ou moins allusive des thèmes narratifs : on a cité le berceau de Moïse qui se trouve convoqué dans la petite boîte que les parents
de Moun mettent à la mer pour sauver leur enfant de la guerre. Mais le thème du feu pour Fanchon qui passe de " la cendre sombre " à la lumière mobilise lui aussi la mythologie.
C'est donc avec les histoires des autres que Rascal raconte ses propres histoires comme l'énonce de façon exemplaire La Princesse de Neige où une foule de références, issues de la Bible, des contes, des récits du Grand Nord permettent à deux enfants de se rencontrer et de s'aimer en se racontant à leur tour des histoires. Dans le même temps, autour d'une péniche immobilisée dans un canal gelé, l'auteur donne aussi à voir, sous un éclairage culturel et fictionnel, la vie des "Gens de l'eau douce" dans un petit carnet documentaire qui prolonge le récit, voire le double dans une autre écriture. N'est-ce pas une manière de figurer la fonction de la lecture littéraire ? Car le lecteur se retrouve à son tour dans les mises en mots de Rascal pour y lire sa propre histoire, la lecture animant les mots de significations vitales qui dégèlent ce qui dort.
Ne pas rester lettre morte
On peut se demander si tout le propos de Rascal n'est pas de montrer comment insuffler de la vie dans l'inerte ce qu'emblématise l'album d' Orson . Orson est un très gros ours qui a perdu ses amis dans ses jeux par trop violents et qui se réfugie dans la solitude et l'hibernation jusqu'à ce qu'un matin de printemps, il se retrouve face à un petit ours en peluche. Durant neuf mois, il cherche à donner vie à ce petit compagnon qui lui ressemble : il lui fabrique un berceau, joue tout l'été avec lui ; mais quand l'automne arrive, Orson désolé devant l'inertie de la peluche rentre dans sa grotte pour y hiberner quand " une toute petite voix l'appela ", accouchant de la vie dans les derniers mots.
Ce don de la vie, si prégnant dans l'œuvre de Rascal, s'effectue dans la générosité. Il est toujours le fruit d'un travail ; c'est une générosité qui coûte et qui nécessite un parcours. Marie-Paule ne donne pas d'emblée son petit bonhomme de Martin à Cassandre et il faut neuf mois pour que vive la petite peluche comme enfant de son père. Si des jouets comme Martin, comme la peluche d'Orson, comme Toto, une autre poupée de chiffon qui a donné son titre à un album, s'animent dans l'amour que leur maître leur prodigue alors qu'ils restent lettre morte pour le regard anonyme, c'est qu'ils tiennent une place privilégiée dans la relation de l'enfant au monde. L'enfant construit son imaginaire dans sa relation aux objets avec lesquels il joue comme l'écrivain quand il joue avec les mots. Les jouets comme les mots sont la mise à l'écart de soi et la première entrée dans l'univers de l'autre.
La quête de soi, ce n'est jamais sans partage avec les autres. On peut voir là une autre fonction des duos de personnages de nombreux albums. Deux personnages
pris dans le même malaise impliquent un dépassement de l'égocentrisme qu'on rencontre si souvent dans la littérature enfantine. Pas de fantasme d'omnipotence non plus : les personnages ne s'en sortent jamais tout seul. La prise en compte du social se lit dans les rencontres des héros avec d'autres qui leur ressemblent : Duke et Orégon ont une condition similaire à celle du noir Spike qui les prend en stop et à tous ceux qui sont seulement cités comme la starlette de supermarché et le chef indien déplumé. Dans Eva ou Le pays des fleurs , Eva représente tous les enfants au travail exploités par des hommes sans scrupules tandis que Moun figure tous les enfants des boat-people. On a certes noté l'extrême sobriété des récits de l'auteur qui crée un contexte limité à l'évolution de ses héros mais suffisant pour que s'effectue la prise en compte de l'autre. Dans La route du vent , les trois personnages animaliers qui sont à l'écart de la cité en vivant sur leur mur, vont néanmoins faire l'expérience du travail à l'usine de la cité puis choisissent un retour sur leur mur devenu maison ouverte sur le monde. Des marginaux certes, mais des personnages qui choisissent leur liberté sans jamais la construire contre l'autre. Rascal ouvre son lecteur à l'altérité.
Pourtant, on peut noter quelques albums dissonants que Rascal choisit de traiter sur le ton de l'humour, fût-il noir. Ainsi Poussin noir n'est reconnu par personne et ne réussit pas à trouver sa place dans une famille : seul le loup l'adopte, pour mieux le dévorer. Histoire abominable sans doute mais drôle aussi ! Les personnages égoïstes comme Jaune d'œuf s'inscrivent dans des albums drôles comme si le rire les mettait à distance...Mais surtout il importe de les montrer même si c'est douloureux pour l'enfant lecteur de pas toujours être convié à une histoire qui finit bien et qui rassure. Ces fins indécidables déjà décelées dans Petit Lapin rouge quand Rascal refuse d'emprunter aux autres ce qui ne correspond pas à sa vision du monde sont souvent mobilisées dans ces œuvres dures comme Eva où le lecteur ignore le devenir de cette petite fille dont l'employeur vient de se faire arrêter : sombrera-t-elle plus bas dans la prostitution, mourra-t-elle, sera-t-elle libérée ? Le texte ne donne pas de réponse : quel pourrait être le propos de Rascal sur les enfants privés de leur enfance, sur l'adoption ? Mais qu'il mette en fiction des problèmes de société révèle une fois encore quelle considération il a pour l'enfance.
De fait, qu'il s'agisse de la relation individuelle à un objet apparemment inerte ou de du rejet de l'individu considéré alors comme objet par une société qui ne le reconnaît pas, Rascal fait toujours le pari de la vie, prend toujours parti pour ce qui donne du souffle.
La poétique de Rascal
Si Rascal est un auteur de récit, ce n'est pas un conteur banal : il épure ses textes dans une écriture poétique où pourtant la multiplicité des signes crée un foisonnement de sens. Pour les besoins de la cause scolaire, on retient parfois le seul texte de l'auteur et, fait rare dans l'album de littérature d'aujourd'hui, le texte tient la route. Est-ce à dire que Rascal n'est pas auteur d'albums, qu'il n'a pas besoin des images ? C'est bien là un premier paradoxe, symptomatique de la poétique de Rascal où le signe iconographique paraît indispensable alors que pourtant le seul message verbal est suffisamment construit pour être lisible.
Bien que Rascal soit compétent dans la production d'images, il a notamment créé des affiches et exercé le métier de graphiste, il illustre rarement ses textes mais il s'associe à des illustrateurs qui sont souvent décisifs dans le projet final. Presque chaque livre est le fruit d'une rencontre qui va au-delà de l'illustration d'un texte reçu anonymement : l'association du texte à l'image se construit dans l'amitié de l'auteur et de l'illustrateur. Rascal, avec un vieux compagnon de route comme Louis Joos pour Escales, Le voyage d'Orégon, Eva ou Le pays des fleurs , ne fait pas le même travail que quand il s'associe au jeune illustrateur Stéphane Girel pour Prunelle, Blanche Dune, La princesse de Neige, La route du vent... Il sait toujours donner une place au second créateur de l'album.
Louis Joos s'exprime dans de grands formats de livres qui donnent de larges espaces à l'Amérique traversée par Orégon, qui agrandit la vaste ville qu'arpente la petite Eva pour son travail de nuit. Il esquisse un trait flou de crayon ou de fusain, sensible aux gestes maladroits d'un gros ours coincé dans une petite piste, croque une attitude et fait déborder la lumière de tout contour trop net en étalant généreusement sa couleur à côté du dessin.
Impossible d'imaginer un autre illustrateur que Louis Joos pour donner vie à un livre comme Escales qui semble écrit à quatre mains tant le texte prend en compte l'image du carnet de croquis. Mais si on se réfère à la fonction de l'image dans un carnet de croquis, c'est précisément de donner vie à quelque chose de déjà mort. On comprend la place du dessinateur dans la construction du sens, comme on apprécie que le livre soit imprimé avec l'écriture manuscrite de Rascal qui s'immisce entre les croquis pour leur donner fragilité et vibration.
C'est que la mort est déjà là quand le livre s'ouvre et elle s'inscrit dans une foule de signes prémonitoire de la catastrophe finale : l'adresse du carnet au père défunt, le visage d'Elia, déjà ange avant d'être aimée, la présence conjointe des soutiers et des ponts de première classe unis par une même destinée sont semés comme les cailloux d'un Petit Poucet... " sans étoiles ".
Que Rascal œuvre avec un jeune illustrateur comme Stéphane Girel qui joue avec les formats à l'italienne pour créer de tout petits personnages enfantins ou animaliers placés dans de grands décors où on les cherche et le lecteur décode à nouveau un monde où tout fait signe. Comment concevoir le petit Pirate de Blanche Dune ou Abel de La Princesse de Neige sous d'autres traits que ceux de Girel qui leur a donné vie ? Il les fond dans le paysage sans gros plan, sans couleur saillante et ils fonctionnent alors dans le système que Rascal installe dans son écriture : les enfants trouvent leur place dans le paysage naturel et culturel en sachant y inscrire leur propre trace. C'est la fonction de l'ammonite de Blanche Dune trouvée sur la plage normande par Pirate, du bunker ou de la Grande Ourse donnée en cadeau par le vieux capitaine que d'inscrire l'enfance dans l'Histoire, des hommes ou du monde, comme dans la fiction.
Dans ce jeu de distinction, il serait fou d'englober à notre tour dans un même propos l'œuvre de Rascal, qui comporte une soixantaine d'albums tous différents du fait de leur composition originale avec des artistes multiples qui impriment chacun leur sens à celui du texte de l'auteur. Pourtant, à s'en tenir au parcours ténu de quelques titres, une cohérence se dessine autour de place que Rascal donne à l'enfance à laquelle il propose un immense territoire. Loin des concessions à l'enfant-roi qu'on rencontre parfois aujourd'hui, d'autant plus roi qu'il consomme des livres, l'enfance exhumée ou recrée par l'auteur grandit l'homme. Elle lui donne des raisons de s'inscrire dans le monde. Si l'enfance fonde l'histoire individuelle, les histoires d'enfance fécondent aussi toute la littérature.
Marie-Hélène Porcar

BIBLIOGRAPHIE
Tous les titres de Rascal, qui parfois signe de son vrai nom, Pascal Nottet,
sont parus dans la collection Pastel de L'école des loisirs et quelques-uns sont
réédités en Lutin Poche de L'école des loisirs.
Rascal, auteur et illustrateur
1, 2, 3, cachez tout la voilà ! 1992.
A, B, C de quoi rêver..., 1992.
De toutes les couleurs, 1992.
Le Petit Prince des marais, 1995.
Petit squelette, 1998.
Petit fantôme, 1998.
Avec des illustrateurs
Ramos
Djabibi, 1992.
Orson, 1993, paru aussi en Lutin Poche, 1994.
Novembre au printemps, 1993.
lan Pollock
Joyeux Noël Maître Renard, 1992.
Jean-Louis Lejeune
Sur le bout de la..., 1992.
Claude K Dubois
Toto, 1992. Cassandre, 1993.
Petit lapin rouge, 1994, paru aussi en Lutin poche.
Haussman
Loup blanc, 1994.
Edith
Jaune d'œuf, 1993, paru aussi en Lutin poche. Privés de vacances, 1993.
Noël, 1993.
Mon doudou, 1996.
J'ai déjà donné, 1996.
Sur mon trône, 1997.
De ma fenêtre, 1997.
Plume de vache, 1998.
Maman bobo, 1999.
La chasse aux poux, 1999.
Louis Joos
Escales, Carnets de croquis, 1992.
Le Voyage d'Oregon, 1993, paru aussi en Lutin poche.
Éva ou Le pays des fleurs, 1995.
Nicolas de Crécy
La nuit du grand méchant loup, 1998.

Sophie
Moun, 1994, paru aussi en Lutin poche.
L'Arbre aux jouets, 1995.
Fanchon, 1997.
Susanne Strub
Les Bigarreaux noirs (Pascal Nottet), 1993.
Gert Boperts
Socrate, 1992.
Joli, 1996.
Isabelle Chatellard
Olivia à Paris, 1996.
Le Corbeau de Paradis, 1996.
Pied d'or, 1997.
Le navet, 1999.
Rita Van Bilsen
Mademoiselle Plume, 1997.
Stéphane Girel
Prunelle, 1996.
La Reine de neige (Pascal Nottet), 1997.
La Route du vent, 1997.
Blanche dune, 1998.
Cric Crac, 1999.
Peter Elliott Poussin noir, 1997.
C'est l'histoire d'un loup et d'un cochon, 2000.
Jean-claude Hubert
Le rêve d'Icare, 1998.
Emile Jadoul
Ma maman, 2000.
Une cuillère pour..., 2000.
Et ta sœur, 2000.
Mon papou, 2000.
Le rêve de l'ours, 2000.
Riff
Si tu aimes avoir peur, 2000.